envoyé par Christian L .
Eric Cantona, les banques et nous
Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives Economiques
Article Web - 02 décembre 2010
Le 7 décembre prochain, l'ex-footballeur Eric Cantona et 23 000 personnes annoncent vouloir retirer leur argent des banques. Leur colère face à l'impudence des financiers est certes pleinement justifiée, mais dans le contexte actuel une telle initiative risque surtout d'ajouter de la crise à la crise.
S'appuyant sur une interview donnée en octobre dernier par le footballeur Eric Cantona à Presse Océan, les animateurs du site Bankrun2010 appellent les citoyens à retirer leur argent des banques le 7 décembre prochain afin de faire s'écrouler « un système criminel, corrompu et mortifère ». L'écho que rencontre cet appel traduit l'exaspération qui s'est emparée à juste titre du public au vu des dégâts considérables causés par la finance dérégulée et de l'arrogance post-crise de financiers visiblement incapables de se réformer. Mais dans le contexte européen actuel, ajouter de la crise à la crise risque davantage d'aggraver la situation des citoyens ordinaires que de punir les banquiers.
Les dégâts suscités par le fonctionnement actuel de la sphère financière sont apparus au grand jour avec l'écroulement de la banque d'affaires Lehman Brothers il y a deux ans. Alors que les dirigeants de la finance justifiaient leurs rémunérations abracadabrantesques par la sophistication des opérations qu'ils menaient, on s'est alors rendu compte qu'eux-mêmes, bien souvent, ne comprenaient pas les risques associés aux produits qu'ils achetaient et vendaient. Quant aux services éminents qu'ils étaient supposés rendre aux acteurs de l'économie réelle, non seulement leurs exigences de rentabilité démesurées à court terme désorganisaient déjà en temps ordinaire les entreprises mais en plus la crise déclenchée par leur cupidité sans borne a entraîné la plus grave récession depuis 1929.
Du coup, pour éviter qu'elle ne se transforme en une dépression plus profonde, il a quand même fallu les renflouer à coups de centaines de milliards d'euros d'argent public. Moyennant quoi, à peine l'orage calmé, ils se sont remis à se verser des bonus fantastiques, comme si de rien n'était. Et aujourd'hui ils se permettent d'exiger des gouvernements qui les ont tirés d'affaire la mise en œuvre de plans d'austérité toujours plus sévères, pesant surtout sur les plus modestes, pour apurer les dettes que leurs bêtises ont entraînées. De quoi en effet leur en vouloir sérieusement…
Mais est-ce pour autant une raison pour ajouter les effets d'une « ruée sur les banques », un « bank run » comme disent les Anglo-Saxons, à la grave crise qui sévit actuellement dans la zone euro autour des dettes publiques grecque, irlandaise, portugaise, espagnole… ? Les initiateurs de cet appel ont raison sur un point : le « bank run » peut être un moyen très efficace pour faire s'écrouler le système financier. L'activité des banques se caractérise en effet par une asymétrie : les dépôts qui figurent dans leurs comptes au passif, qui sont des dettes à votre égard, vous sont théoriquement accessibles. Alors que ces sommes correspondent, à l'actif des banques, à des crédits qui sont accordés pour financer des prêts consentis le plus souvent pour plusieurs années (pour acheter une maison, une voiture…). Autrement dit, elles ne disposent pas réellement de l'argent correspondant aux montants figurant sur vos relevés de comptes.
En temps ordinaire ce n'est pas un problème : les flux entrants des gens qui déposent de l'argent s'équilibrent à peu près avec ceux des gens qui veulent effectuer des retraits. Mais si un nombre significatif de personnes veulent effectuer des retraits en même temps, la banque n'est très rapidement plus en état de répondre à leurs demandes. Du coup, le phénomène s'autoaccélère, car les autres craignent alors que la banque ne tombe en faillite et tentent de récupérer leur mise tant qu'il est temps… Ce phénomène a été à l'origine de la plupart des graves crises bancaires qui ont affecté tous les pays industrialisés aux XIXe et XXe siècles.
Depuis la crise de 1929 cependant, on était parvenu à éviter le retour des paniques bancaires, notamment en instituant une garantie publique des dépôts, dont le niveau a d'ailleurs été relevé un peu partout depuis deux ans. Si bien que, même s'il rencontrait un certain succès, l'appel « Bankrun2010 » n'aurait sans doute pas toute l'efficacité que lui souhaitent ses initiateurs. Et heureusement. En effet, si le système financier s'effondrait vraiment comme Bankrun2010 le voudrait, les dirigeants de la finance et les traders se retrouveraient certes au chômage, mais ils seraient loin d'être les seuls dans la difficulté. Car, comme cela a failli être le cas déjà après la faillite de Lehman Brothers, c'est toute l'économie réelle qui se trouverait très rapidement paralysée…
Nous vivons dans des sociétés largement fondées sur la monnaie et les relations monétaires entre les hommes et les femmes qui les composent. Des relations monétaires et non pas seulement marchandes : le fonctionnement des services publics et le versement des prestations sociales dépendent eux aussi de l'existence d'un système financier en état de marche… Depuis que nous avons renoncé à l'étalon-or, la valeur de cette monnaie ne repose plus que sur la confiance que nous lui accordons ainsi qu'à ceux qui la créent et la gèrent. La crise actuelle montre à n'en pas douter que ces personnes et ces institutions ont trahi la confiance que nous leur faisions.
Il convient d'en tirer toutes les conséquences à travers des réformes profondes à la fois dans les institutions financières elles-mêmes et chez ceux censés les surveiller. Et, à bien des égards il y a lieu d'être inquiet des retards et des reculs encaissés sur la voie de cette réforme depuis deux ans. Pour relancer le processus, il faudrait une mobilisation citoyenne plus forte. De nombreuses initiatives ont déjà été lancées dans le but de transformer en profondeur la finance. Sans prétention à l'exhaustivité citons notamment le combat pour développer les différentes formes d'épargne solidaire (voir à ce sujet le hors série poche d'Alternatives Economiques réalisé en partenariat avec Finansol), la bataille pour obliger tous les investisseurs à utiliser des critères sociaux et environnementaux dans leurs choix de placements (on verra avec profit le film qui est en salles actuellement Moi, la finance et le développement durable qui traite de ces questions), les actions pour surveiller les banques et leurs politiques d'investissement comme celles menées en France par les Amis de la Terre et à l'échelle internationale par le réseau Bankwatch, les multiples mobilisations lancées contre les paradis fiscaux avec l'énorme travail effectué à l'échelle internationale par le Tax Justice Network ou en France avec la pétition Stop aux paradis fiscaux, sans oublier l'appel lancé par un groupe de députés au Parlement européen en faveur de la création d'un Financewatch européen, un groupe de pression qui soit en mesure de contrecarrer l'action pernicieuse des lobbies financiers sur les institutions européennes…
Bref, les initiatives citoyennes intéressantes ne manquent pas et elles auraient grand besoin de renforts afin de peser davantage face aux lobbies de la finance qui poussent au retour au business as usual après la crise. Mais, dans le contexte actuel de l'Europe, cette mobilisation ne devrait pas prendre la forme d'une action qui risque de miner davantage encore la confiance fragile dans notre monnaie commune. Si celle-ci était réellement remise en cause, les citoyens ordinaires risqueraient en effet de le payer beaucoup plus cher encore que les banques et les banquiers…
Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives Economiques
Article Web - 02 décembre 2010