CONSTRUIRE L'AVENIR ENSEMBLE
 

17/04/2016

Les sociétés d'aujourd'hui ont du mal à reconnaître et à gratifier convenablement ceux-là même qui rendent la modernité vivable, qui en corrigent les excès ou les égoïsmes.

Jour après jour, les médias retentissent de clameurs et de revendications particulières. Taxis, juges, policiers, paysans, enseignants : chaque corporation réclame son dû. Stricto sensu, il s'agit bien d'un effacement du bien commun au profit des corporatismes. On aurait pourtant tort d'analyser ces tumultes en termes exclusivement quantitatifs. Ceux-là voudraient 7 % de mieux, d'autres réclameraient un coup de pouce à leur salaire, et ainsi de suite. Le quantitatif n'est qu'un aspect des choses. Peut-être pas le plus important. On ne devrait pas oublier la dimension qualitative, à savoir l'humiliation ressentie par les uns et par les autres. A ce sujet, le cas des enseignants est exemplaire. A lire leurs tribunes, leurs banderoles, leurs interviews, c'est bien cela qui prévaut. Leur refus d'une réforme du collège ou leur prévention contre Najat Vallaud-Belkacem n'est peut-être pas l'essentiel. Le ton de leurs slogans, le sentiment d'abandon ou d'incompréhension qui s'exprime ne ressemblent pas à des discours de lobbyistes ou de syndicalistes en action. Non, ces témoignages sont plus directs, et souvent sans calculs précis.

Placés en première ligne dans un contexte de dislocation sociale, les enseignants ont vu durant les dernières décennies - et très injustement - se dégrader leur statut. A l'heure des médias, de l'individualisme irréductible, d'internet, des réseaux sociaux et de l'argent roi, le prof a perdu du terrain dans l'imaginaire adolescent. Disons qu'il doit désormais accomplir une tâche à la fois plus ardue et moins gratifiée. Chaque jour, chaque semaine, chaque mois, voilà qu'il doit reconquérir sa légitimité. Effort psychologiquement harassant qui justifie, me semble-t-il, que les profs soient devenus ultrasensibles aux marques de dédain dont ils peuvent être l'objet de la part de leur hiérarchie. Plusieurs ministres de l’Éducation nationale - à commencer par Claude Allègre, calamiteux ministre de 1997 à 2000 - n'avaient pas compris cela.
Si le cas des enseignants est emblématique, c'est que d'autres professions partagent leur sort et souffrent de la même injustice : une faible reconnaissance sociale, un niveau de vie modeste et - en même temps - une responsabilité civique considérable. Citons les infirmières, les travailleurs sociaux, les magistrats (qui ne bénéficient plus vraiment de l'éphémère célébrité des "petits juges"), les permanents associatifs, les inspecteurs du travail… Tous ont en commun de tenir en quelque sorte la société debout dans la tempête. C'est sur eux que repose la solidarité minimale faute de laquelle les plus démunis seraient à l'abandon.
A leur sujet, il ne s'agit pas d'aligner des considérations bêtasses ou démagogiques. Contentons-nous de pointer un paradoxe : les sociétés d'aujourd'hui ont du mal à reconnaître et à gratifier convenablement ceux-là même qui rendent la modernité vivable, qui en corrigent les excès ou les égoïsmes. D'instinct, le bavardage ambiant réserve plutôt ses admirations aux condottieri de la finance, aux patrons mirobolants, aux milliardaires incultes, aux animateurs télé à tête de pois chiche. Bref, à tous ceux qui paradent sur le devant de la scène. Les autres, les utiles, les anonymes qui assurent la maintenance du théâtre lui-même ne voient guère leur utilité sociale reconnue comme elle le mériterait.
Oui, il y a là un énorme paradoxe : celui qui voit notre système de "représentations symboliques" (comme le disait Emile Durkheim) distribuer ses places et ses gratifications d'une manière inversement proportionnelle à l'utilité réelle de chacun. Nous mettons sous les sunlights et nous admirons assez servilement les malins de tout poil. Aux autres, nous réservons une attention distraite, tout en exigeant d'eux le maximum. En toute logique, ce devrait être l'inverse. Une société devrait, grosso modo, révérer ceux qui lui sont le plus utiles au lieu d'idolâtrer ceux qui la parasitent.

Citons la phrase cinglante de Chateaubriand au sujet de la noblesse. Pour elle, disait-il, il y aura eu - historiquement - l'âge des services, l'âge des privilèges et l'âge des vanités. Aujourd'hui, il me semble que les titulaires de privilèges, et ceux qu'habite la vanité, occupent tout l'espace public. C'est au détriment de tous ceux qui, vaille que vaille, assurent les services. Ce dangereux décalage est un défi. Pour apaiser l'humiliation des citoyens, il faut bien autre chose qu'un petit coup de pouce au pouvoir d'achat.
Jean-Claude GuillebaudJean-Claude Guillebaud
Journaliste

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