Placés en première ligne dans
un contexte de dislocation sociale, les enseignants ont vu durant les
dernières décennies - et très injustement - se dégrader leur statut. A
l'heure des médias, de l'individualisme irréductible, d'internet, des
réseaux sociaux et de l'argent roi, le prof a perdu du terrain dans
l'imaginaire adolescent. Disons qu'il doit désormais accomplir une tâche
à la fois plus ardue et moins gratifiée. Chaque jour, chaque semaine,
chaque mois, voilà qu'il doit reconquérir sa légitimité. Effort
psychologiquement harassant qui justifie, me semble-t-il, que les profs
soient devenus ultrasensibles aux marques de dédain dont ils peuvent
être l'objet de la part de leur hiérarchie. Plusieurs ministres de l’Éducation nationale - à commencer par Claude Allègre, calamiteux ministre de 1997 à 2000 - n'avaient pas compris cela.
Si le cas des enseignants est emblématique,
c'est que d'autres professions partagent leur sort et souffrent de la
même injustice : une faible reconnaissance sociale, un niveau de vie
modeste et - en même temps - une responsabilité civique considérable.
Citons les infirmières, les travailleurs sociaux, les magistrats (qui ne
bénéficient plus vraiment de l'éphémère célébrité des "petits juges"),
les permanents associatifs, les inspecteurs du travail… Tous ont en
commun de tenir en quelque sorte la société debout dans la tempête.
C'est sur eux que repose la solidarité minimale faute de laquelle les
plus démunis seraient à l'abandon.
A leur sujet, il ne s'agit pas
d'aligner des considérations bêtasses ou démagogiques. Contentons-nous
de pointer un paradoxe : les sociétés d'aujourd'hui ont du mal à
reconnaître et à gratifier convenablement ceux-là même qui rendent la
modernité vivable, qui en corrigent les excès ou les égoïsmes.
D'instinct, le bavardage ambiant réserve plutôt ses admirations aux condottieri de
la finance, aux patrons mirobolants, aux milliardaires incultes, aux
animateurs télé à tête de pois chiche. Bref, à tous ceux qui paradent
sur le devant de la scène. Les autres, les utiles, les anonymes qui
assurent la maintenance du théâtre lui-même ne voient guère leur utilité
sociale reconnue comme elle le mériterait.
Oui, il y a là un énorme paradoxe : celui qui voit notre système de "représentations symboliques" (comme
le disait Emile Durkheim) distribuer ses places et ses gratifications
d'une manière inversement proportionnelle à l'utilité réelle de chacun.
Nous mettons sous les sunlights et nous admirons assez servilement les
malins de tout poil. Aux autres, nous réservons une attention distraite,
tout en exigeant d'eux le maximum. En toute logique, ce devrait être
l'inverse. Une société devrait, grosso modo, révérer ceux qui lui sont
le plus utiles au lieu d'idolâtrer ceux qui la parasitent.
Citons la phrase cinglante
de Chateaubriand au sujet de la noblesse. Pour elle, disait-il, il y
aura eu - historiquement - l'âge des services, l'âge des privilèges et
l'âge des vanités. Aujourd'hui, il me semble que les titulaires de
privilèges, et ceux qu'habite la vanité, occupent tout l'espace public.
C'est au détriment de tous ceux qui, vaille que vaille, assurent les
services. Ce dangereux décalage est un défi. Pour apaiser l'humiliation
des citoyens, il faut bien autre chose qu'un petit coup de pouce au
pouvoir d'achat.
Jean-Claude GuillebaudJournaliste